<html><div style='background-color:'><P><BR><BR></P>
<BLOCKQUOTE style="PADDING-LEFT: 5px; MARGIN-LEFT: 5px; BORDER-LEFT: #a0c6e5 2px solid; MARGIN-RIGHT: 0px"><FONT style="FONT-SIZE: 11px; FONT-FAMILY: tahoma,sans-serif">
<HR color=#a0c6e5 SIZE=1>
From: <I>"Trottier Danick" <danick.trottier@umontreal.ca></I><BR>Reply-To: <I>cercledemusicologie@groupesyahoo.ca</I><BR>To: <I><cercledemusicologie@groupesyahoo.ca></I><BR>Subject: <I>[cercledemusicologie] Raymond Klibansky</I><BR>Date: <I>Mon, 15 Aug 2005 10:50:59 -0400</I><BR><BR><TT><BR>Mort d'un géant<BR><BR><BR>Le philosophe Raymond Klibansky décède à Montréal à 99 ans<BR><BR><BR><BR>Stéphane Baillargeon<BR>Édition du mardi 9 août 2005 (Le Devoir) <BR><BR>Mots clés : Montréal, Décès, raymond klibansky, philosophe<BR><BR>Toute sa vie, jusqu'à son dernier et fatal moment, fut placée sous la gouverne de Saturne, l'astre qui retarde l'accomplissement des destinées.<BR><BR>Formé dans l'effervescence culturelle de l'Allemagne du premier tiers du XXe siècle, forcé à l'exil par la barbarie nazie, colonel de l'armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale, philosophe et 
historien de la culture de renommée planétaire, professeur émérite des universités McGill, Oxford et Heidelberg, coauteur de Saturne ou la Mélancolie, un livre légendaire sur le sublime et complexe sujet du «bonheur d'être triste», Raymond Klibansky est mort vendredi dernier. La courte notice nécrologique publiée hier dans Le Devoir annonce qu'il a succombé «dans sa centième année, paisiblement, à son domicile de Montréal». Il serait devenu centenaire le 15 octobre prochain. <BR><BR>Sa longue vie très bien remplie concentre les misères et les bonheurs d'un siècle marqué par d'admirables découvertes scientifiques et artistiques, mais aussi par d'abyssales plongées au coeur du maléfique. <BR><BR>Lui-même connaît le statut d'exilé dès le berceau, à Paris, son lieu de naissance, où son père allemand s'occupe depuis quelques années d'une grande entreprise d'import-export en vins. En 1914, dès 
le déclenchement du premier conflit mondial, sa famille est obligée de tout abandonner pour rentrer à Francfort. <BR><BR>Après quelques années passées au très rigide et trop discipliné Goethe-Gymnasium, où il se lie d'amitié avec Klaus Mann, le fils de l'écrivain Thomas Mann, le jeune Klibansky -- qui a hérité du prénom du défenseur de la laïcité et futur président de la République française Raymond Poincaré -- persuade ses parents de l'inscrire à la Odenwaldschule, une école mixte et progressiste, une utopie scolaire réalisée, sans surveillants, sans notes, où les élèves et les professeurs décident ensemble, lors d'assemblées générales, des règles de conduite communes. La Odenwaldschule a formé d'autres gens célèbres, dont Daniel Cohn-Bendit, le défenseur de «l'imagination au pouvoir» de Mai 68. <BR><BR><BR><BR>Comprendre ce qu'est l'homme <BR><BR><BR><BR>      
<BR><BR>Il obtint son «Abitur», l'exigeant diplôme d'études secondaires allemand, avec six mois d'avance et rentre à la fameuse Université de Heidelberg à 17 ans, en 1923. Dans cette ville, il fréquente la maison de Max Weber, en tant qu'ami intime de ses neveux, ses fils adoptifs. Le grand sociologue mort en 1920 a laissé en plan les épreuves de Économie et Société, sa somme théorique. Pour son premier travail intellectuel d'envergure, Raymond Klibansky va donc consacrer ses soirées à aider la veuve Weber à corriger les épreuves du maître ouvrage. <BR><BR><BR><BR>Il suit 35 heures de cours par semaine, dans toutes les disciplines. «Mon ambition était de comprendre ce qu'est l'homme, dira-t-il au Devoir dans une entrevue publiée en 1992. Et pour y arriver il fallait commencer par le commencement, par la pensée grecque, par la langue grecque, celle des philosophes, mais aussi celle des 
poètes, sans négliger l'expression visible de l'esprit dans l'art.» <BR><BR>Il termine son doctorat à 23 ans, puis devient «Privatdozent», professeur de cours libres, en 1931, deux ans avant la catastrophe de 1933. Il se rappellera ensuite avec tristesse du silence de la très grande majorité des enseignants, qui avaient pourtant passé les années précédentes à discuter savamment de la nécessité d'une conduite personnelle courageuse, de l'autonomie de l'individu et de sa liberté. Pour lui, la mémoire de grands esprits qui avaient capitulé devant le régime nazi était «entachée à jamais». <BR><BR>Le cas le plus célèbre demeure évidemment celui de Martin Heidegger, qui fait maintenant les frais d'un juste déboulonnage en règle pour son nazisme militant. L'auteur d'Être et Temps enseigne alors à Fribourg-en-Brisgau et Klibansky ne le rencontre donc pas souvent. Il est tout de même présent à la 
fameuse conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, donnée en 1929. «Il y avait là, devant nous, un mélange d'intensité intellectuelle et de mensonges, se rappelait-il 60 ans plus tard. Il déformait la vérité historique tout en citant Platon. Tous les moyens étaient bons pour lui.» <BR><BR>Klibansky se rapproche plutôt du philosophe Karl Jaspers, qui ne reniera jamais ses idéaux humanistes et démocratiques. Jaspers le propose pour un stage à Kiel, auprès du légendaire Ferdinand Tönnies, auteur de Communauté et Société (1887), ami de Friedrich Engels, cosignataire du Manifeste du Parti communiste, paru il y a 150 ans. «Tönnies m'a beaucoup parlé de ses rencontres avec Engels», confie-t-il à son ancien élève, le professeur québécois Georges Leroux, dans leur livre d'entretiens biographiques Le Philosophe et la Mémoire des siècles, paru en 1998, aux Belles Lettres, à Paris. «Alors, pour 
jouer un jeu que j'ai inventé afin de réveiller l'attention des étudiants somnolents après un cours un peu difficile, entre Engels et moi, il n'y a qu'une poignée de mains; entre Marx et moi, il y en a deux. Si bien qu'entre Marx et vous, il y en a trois.» <BR><BR>De Kiel, il passe à Hambourg. Il habite chez Ernst Cassirer, dont le fils Heinz est un autre collègue de l'école secondaire, et il travaille à la célèbre bibliothèque de l'institut Warburg. L'étudiant se permet de critiquer un ouvrage d'Ernst Panofsky et Franz Saxl sur la gravure Mélancolie de Dürer, paru en 1923. Les deux savants invitent alors le jeune universitaire à se joindre à eux pour une nouvelle édition. Le travail sur Saturne et la Mélancolie sera interrompu par Mars et les nazis et ne paraîtra en version définitive, chez Gallimard, que 60 ans après le projet initial à six mains. <BR><BR>Cette volonté de suivre à la 
trace des notions et des concepts sur des milliers d'années, dans plusieurs aires culturelles, va l'occuper toute sa vie. Raymond Klibansky participe au renouvellement de la compréhension des rapports de la culture occidentale à ses sources grecques, filtrées par les penseurs juifs, arabes et chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans le lot immense et disparate de ses oeuvres complètes, occupant plusieurs rayonnages, on peut notamment distinguer les éditions critiques d'oeuvres majeures de l'histoire de la philosophie. Par exemple le monumental Corpus Platonicium Medii Aevi, une édition des versions médiévales latines et arabes des textes platoniciens. L'édition critique du Parménide latin, le dialogue de Platon accompagné du Commentaire de Proclus, qu'il a lui-même découvert dans la bibliothèque du cardinal. Et puis les Medieval and Renaissance Studies, dont six volumes ont été 
publiés de 1941 à 1968. <BR><BR>Reconnaître la raison et la dépasser <BR><BR>Tout cela pour se comprendre, maintenant. «Il y a dans la tradition allemande une tendance à reconnaître la raison et à vouloir en même temps la dépasser. Ce qui est très différent du cartésianisme français et de l'empirisme britannique. Et pour comprendre cette voie, il faut remonter aux sources médiévales et, à travers elles, comprendre la transformation de la pensée de Platon.» <BR><BR>Dès 1927, il propose à l'académie de Heidelberg de réaliser des éditions critiques des oeuvres latines de Nicolas de Cues puis de maître Eckhart, dont les nazis veulent faire un ancêtre idéologue. <BR><BR>À compter de 1933, le «Privatdozent» est d'autant plus menacé qu'il nargue le nouveau pouvoir qui exige des détails sur ses «origines raciales», sur la confession de ses parents et grands-parents. «Moi, je n'ai pas répondu au 
questionnaire, mais j'ai écrit une lettre qui a été retrouvée récemment. Je déclarais que ce questionnaire était incompatible avec les exigences de la pensée scientifique [...] et que, d'ailleurs, il était impossible de prétendre établir une origine raciale à partir de la religion de deux générations seulement. J'ajoutais que, pour autant que je puisse le savoir, tous mes ancêtres, tant dans la lignée paternelle que maternelle, avaient pratiqué la religion juive.» <BR><BR>Raymond Klibansky va quitter l'Allemagne quelques jours plus tard, après avoir convaincu les Warburg de prendre eux aussi le chemin de l'exil avec leurs précieux livres -- leur institut est toujours à Londres. Il a en poche de quoi payer le taxi et il lit mais ne parle pas l'anglais. Il corrige la lacune en quelques mois, devient professeur au prestigieux Wolfson College d'Oxford. <BR><BR>La philo mène à tout. Pendant 
la Seconde Guerre mondiale, le philosophe prend du service au sein du Political Warfare Executive, en Grande-Bretagne. Il s'élève jusqu'au rang de colonel de l'armée britannique. Non pas malgré sa formation académique, mais précisément en raison de ses connaissances savantes. <BR><BR>Ainsi, quand des militaires américains lui demandent des détails sur le temps des récoltes en Toscane, le service du colonel-philosophe trouve la réponse dans Virgile. L'herméneute décrypte aussi les signes de fabrication des fusées VI, V2 et V3. Par contre, lorsque les Alliés déclenchent la campagne de Sicile, il ne le consultent pas et le regrettent amèrement par la suite, comme il le raconte lui-même dans ses souvenirs. <BR><BR>«Quand j'ai appris qu'on s'apprêtait à franchir le détroit de Messine et à remonter vers le nord, je ne l'ai pas cru, confie-t-il dans le livre. Depuis Hannibal jusqu'à Garibaldi 
en passant par Byzance et les Goths, l'histoire a montré que, pour conquérir l'Italie, il faut l'attaquer par le Nord ou par le milieu. [...] Les plans avaient été faits au quartier général d'Eisenhower, à Alger, et approuvés à Washington. Mais j'étais "Political Intelligence Officer" et mes opinions n'avaient aucun poids. L'erreur a été payée chèrement à chaque traversée de fleuve et à la bataille du mont Cassin. Tant de soldats ont été tués.» <BR><BR>Un exil de plus d'un demi-siècle <BR><BR>En 1946, le colonel redevient professeur, au collège Wolfson bien sûr, mais aussi à McGill et à l'Université de Montréal. Ce nouvel exil volontaire aura finalement duré plus d'un demi-siècle «Je suis profondément européen de formation, de tradition, confiait-il encore à Georges Leroux. Je retourne en Allemagne, à Heidelberg surtout, où l'université m'a fait sénateur d'honneur. Je suis de nouveau 
souvent à Oxford. Cependant, quand je retourne à Montréal, je rentre chez moi. Peut-être une certaine synthèse entre l'ancien et le nouveau monde s'est-elle opérée en moi ?» <BR><BR>Ici, le professeur forme des générations d'étudiants, dont plusieurs devenus célèbres. Comme le Costaricien Oduber Quiros, «tout à fait remarquable», qui participe à un coup d'État en 1949 et rédige un projet de Constitution centrée sur les droits de l'homme. Travailleur infatigable, le nonagénaire codirige un collectif sur les recherches philosophiques au Canada français. Les prix annuels de la Fédération canadienne des études humaines portent son nom. <BR><BR>Surtout, pendant toute cette longue vie aussi exemplaire qu'exceptionnelle, à Montréal comme ailleurs, le professeur multiplie les initiatives pour la paix, la liberté et la tolérance, soit au sein de l'Institut international de philosophie, soit en 
publiant des classiques de ces idées généreuses, dont la fameuse Lettre sur la tolérance, de Locke, parue en plus de 20 langues. Car l'idée de tolérance constitue finalement la clé de voûte de l'existence et de l'oeuvre de Raymond Klibansky, homme d'études autant qu'homme action, philosophe engagé contre les tortionnaires des choses, des mots et des êtres. <BR><BR>«Ce n'est pas parce que, souvent, le résultat des efforts est minime, ou même non existant, qu'il ne faut pas les faire, aimait-il répéter. L'effort personnel, l'effort éclairé par une conviction, fait une différence. L'histoire est pleine d'exemples montrant que l'action d'un individu, la personnalité d'un individu, a changé quelque chose.» <BR><BR><BR>* * * * *<BR><BR><BR>Raymond Klibansky (1905-2005) - Le savant, le juste, le témoin<BR><BR><BR><BR><BR>Georges Leroux<BR>Membre de l'Académie des lettres du 
Québec<BR><BR>Édition du samedi 13 et du dimanche 14 août 2005 (Le Devoir) <BR><BR>Extraits de l'éloge prononcé mercredi aux obsèques de Raymond Klibansky à Montréal<BR><BR>L'homme que nous venons de perdre était d'abord pour nous un ami, et cet idéal de l'amitié dont il faisait presque une éthique s'est imposé à moi au moment de sa disparition. Qu'avons-nous perdu en perdant Raymond Klibansky ? Une pensée admirable, une oeuvre immense, un esprit incomparable, certes, mais tout cela nous le gardons en héritage. Ce que nous perdons, c'est d'abord une amitié vivante et généreuse. [...] L'amitié avait un prix pour lui, je voudrais tenter de dire aujourd'hui quel est ce prix, je voudrais méditer le prix de son amitié. [...] <BR><BR>Le savant <BR><BR>Raymond Klibansky fut d'abord un extraordinaire savant, dont l'oeuvre immense était déjà pour l'essentiel parvenue à sa maturité à un âge très 
jeune et ne cessa de s'approfondir ensuite. <BR><BR>Je fis sa connaissance comme professeur à l'Institut d'études médiévales de l'Université de Montréal en 1964. Son érudition était formidable, mais surtout, son amour de la connaissance. Philosophe, il était aussi, selon le mot de Platon, philomathe. Je ne rappellerai les motifs centraux de cette oeuvre que pour illustrer une première dimension de l'amitié, peut-être la plus fondamentale. Je veux parler de l'amitié de la vérité. <BR><BR>Nous savons bien que la plupart d'entre nous ne peuvent espérer atteindre les hauts plateaux où il élabora des livres comme ses éditions de Nicolas de Cues et de Maître Eckhart, ou encore le Saturne et la mélancolie, écrit en collaboration avec Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Nous savons cependant que le véritable savant n'aime rien autant que se lier avec ceux qui poursuivent les mêmes buts que lui et 
cette amitié de la vérité est pour ainsi dire le ciment de la communauté érudite. [...] <BR><BR><BR><BR>Tous ceux qui ont connu Raymond Klibansky se rappellent comment il reconnaissait d'emblée les efforts de ceux, en particulier les plus jeunes, qui faisaient partie de cette communauté d'écriture et du travail sur les textes, du scholarship sur les traditions constitutives de nos identités, de nos cultures. Cette amitié pourrait sans doute porter le nom d'estime [...]. Mais cette estime est elle-même en-deçà de cette affection admirative qui consiste à louer le désir de savoir plus encore que l'oeuvre et à l'encourager en aimant celui qui le porte. <BR><BR><BR><BR>      <BR><BR>Raymond Klibansky a grandi au sein d'une culture, celle de l'Europe des philologues, où de grands noms comme Ernst Robert Curtius ou Friedrich Gundolf avaient le statut de maîtres 
authentiques : leur amitié, pour autant que nous puissions la comprendre encore aujourd'hui, représentait l'idéal de la vie humaine hérité de la Grèce et de la Renaissance, la vie dans la theoria, dans l'étude. Il n'est donc pas seulement question d'estime, mais de soutien et de support réciproque sur le chemin de cette pérégrination qui est pour chacun le tracé de la vie de l'esprit dans la compagnie des autres, mais aussi des livres. [...] <BR><BR><BR><BR>Raymond Klibansky garda toute sa vie l'idéal de cette amitié de vérité, et il donna sans faillir l'exemple de cette éthique généreuse qui ouvre les lectures, encourage devant les exigences de la solitude et de l'austérité, et dit à chacun : «Toi aussi, tu peux». [...] <BR><BR>Il y aurait beaucoup à dire de l'amitié des livres ou dans les livres, s'agissant d'un savant qui non seulement construisit une bibliothèque magnifique que 
l'université McGill reçoit en héritage aujourd'hui, mais fut aussi un homme de bibliographies et de bibliothèques, il suffit de penser à ce qu'il fit pour la Bibliographie de la philosophie de l'Institut international et pour la Bibliothèque Warburg. <BR><BR>Le juste <BR><BR>Un très cher ami, c'est donc peut-être d'abord cela, un compagnon dans l'exercice même de la pensée. La biographie de Raymond Klibansky nous met cependant en présence d'une autre forme d'amitié, qui est l'amitié dans la justice. Convenons de l'appeler l'amitié politique. [...] <BR><BR>L'amitié politique prend un relief dans sa vie à partir de la Seconde Guerre mondiale. Nous le voyons s'engager dans diverses activités qui le conduisirent à de hautes responsabilités durant la guerre, mais c'est surtout dans l'après-guerre qu'il concentra tous ses efforts sur le dialogue entre les blocs, et chercha contre vents et 
marées les moyens de faire se rencontrer l'Est et l'Ouest. <BR><BR>La Guerre froide fut pour lui une épreuve non seulement politique, mais profondément philosophique : elle montrait la nécessité d'une amitié qui va au-delà des arguments et des positions de parti. Cet idéal le conduisit aux travaux sur Locke et la tradition de la tolérance, qui sont l'inspiration philosophique essentielle de son effort de paix. <BR><BR>Cette amitié dans la justice se montre en effet d'abord comme amitié en vue de la paix. Contrairement à tous ceux qui avaient choisi des positions campées, et professaient pratiquement la séparation des amis et des ennemis, Raymond Klibansky fut, comme son ami Kolakowski, l'exemple d'un accueil, d'une ouverture dont le principe pourrait être le suivant : reconnais comme ami celui qui cherche la paix et la justice, quelles que soient les idéologies auxquelles il adhère, 
quelles que soient les institutions qui le soutiennent. <BR><BR>Raymond Klibansky aimait nommer toujours, et sans cesse, le nom de ses amis, ceux qui partageaient cette recherche de la justice dans un monde divisé en blocs, où la philosophie ne remplissait pas selon lui sa tâche de rapprochement autour d'idéaux rationnels. Ses amis politiques furent nombreux, il se lia à eux après son arrivée à Montréal en 1946 : il voulait avec eux fonder une communauté mondiale de philosophes engagés en vue de la paix et il multiplia les rencontres en ce sens. Sa collection, «Philosophie et communauté mondiale», constitue un riche témoignage de son effort et si je rappelle qu'elle proposa une édition des Édits d'Asoka, cet empereur bouddhiste qui fut aussi un héros de la tolérance, c'est seulement pour insister sur le fait qu'il ne s'agissait pas seulement d'un effort libéral, associé à la pensée de 
Locke, mais d'une prise en charge complète de la pensée universelle en vue de la paix. <BR><BR>Une expression importante dans le langage de Raymond Klibansky est celle de la «bonne volonté» : il n'aimait, je crois, rien tant que de dire de quelqu'un que c'était quelqu'un de bonne volonté. Cela voulait dire : voilà quelqu'un de sincère, qui veut vraiment le bien. Raymond Klibansky avait l'autorité suffisante pour dire cela de quelqu'un, mais il avait surtout le don très particulier de parler des autres avec le sens de la communauté de justice. En grec, je dirais qu'il savait reconnaître le spoudaios, et faire tout ce qu'il pouvait pour l'aider. Je pourrais témoigner de cas particuliers où je l'ai vu se soucier personnellement de gens qu'il connaissait finalement assez peu, mais qui étaient engagés dans des entreprises qu'il admirait ou croyait justes. [...] <BR><BR>Le témoin 
<BR><BR>J'aimerais parler enfin d'une troisième forme d'amitié, que je ne peux personnellement évoquer que de très loin, je ne fais qu'en entrevoir la profondeur et le silence. C'est l'amitié qui, ayant grandi dans une souffrance unique et ayant exigé des sacrifices sans commune mesure avec ce qui est exigé de la plupart d'entre nous, s'établit dans la reconnaissance de ceux, rares, qui peuvent partager cette souffrance et en témoigner en silence. [...] <BR><BR>Une figure dans laquelle Raymond Klibansky reconnut une fraternité fondamentale et silencieuse est celle du philosophe tchèque Jan Patocka. Il l'avait rencontré en 1968, puis en 1973. [...] Jan Patocka fut de ceux pour qui Raymond Klibansky intervint de manière répétée, forte, insistante et philosophiquement juste. Vianney Décarie et Charles Taylor, de chers amis, se souviendront de cette visite, en 1977, au consulat tchèque de 
l'avenue des Pins pour protester contre son emprisonnement. <BR><BR>Mais ce serait enserrer trop dans les limites du politique ce que j'essaie, si maladroitement, de dire ici. Il s'agissait de plus, même si je ne sais pas s'il y a plus que le politique : Raymond Klibansky avait lu les Essais hérétiques, il savait ce qu'était la communauté des ébranlés, il savait qu'au fond de chaque être qui a connu l'ébranlement de la violence se tient un juste désireux de témoigner et qui n'attend que l'occasion ou le courage de le faire. <BR><BR>Cette amitié, vécue dans la solitude et hors de la revendication publique de la justice, est l'amitié qui associe, éternellement, ceux qui ont vécu l'oppression, qu'il s'agisse du nazisme ou du totalitarisme stalinien, et qui donne à leur vie le prix, le juste prix, d'un témoignage silencieux, du seul fait qu'ayant connu ce qu'ils ont connu, ils ont continué 
de lire et d'écrire, de maintenir vivant l'idéal de la vie en vérité (l'expression est de Patocka et elle se dresse contre le mensonge totalitaire). Au cours des ans, comme beaucoup d'entre vous, j'ai eu le privilège de parler avec Raymond Klibansky, je l'ai écouté, et je veux dire une chose sur cette question du témoignage : jamais je ne l'ai entendu se plaindre de ce cratère ouvert par le nazisme au coeur de sa jeunesse, de ce qui lui était arrivé personnellement (c'était après tout, pensait-il, le destin de tant de personnes). <BR><BR>Je n'ai entendu ce que peut-être je souhaitais entendre que de manière oblique, dans son hommage à Jan Patocka. Ce qu'il en disait, je le sais, c'était ce qu'il souhaitait qu'on reconnaisse en lui, simplement : le courage, dans une adversité absolue, de continuer, de poursuivre, et donc d'agir. Le témoignage n'était pas d'abord dans la parole [...], le 
témoignage était dans l'action. C'était un mot essentiel de son éthique : si on lui présentait un problème, ou si on faisait état d'une situation qui appelait le scandale, il n'épiloguait jamais longtemps. Il demandait : qu'est-ce qu'on peut faire, et dans son cas cela voulait dire, qu'est-ce que je peux faire ? <BR><BR>Ce que Raymond Klibansky a vu, de ses yeux vu, dans l'Allemagne nazifiée, dans l'Allemagne en guerre, dans l'Allemagne défaite, personne ne l'a vu comme lui, et ce qu'il a entendu et connu dans l'oppression totalitaire, personne ne l'a entendu comme lui, et tout cela, il n'y est jamais revenu autrement que sur le chemin de l'éthique qui lui a permis de continuer. <BR><BR>Son témoignage silencieux est celui d'un acte purifié par la philosophie et assumé dans un silence <BR><BR>généreux. Je ne connais personne d'aussi peu «pathétique» que lui : un sourire à peine esquissé, 
un éclat dans le bleu de ses yeux si vifs, disait tout. Il n'était jamais complaisant, et, je le répète, seule cette amitié des témoins, celle qui lie ceux qui savent le pire, permet d'évoquer ce dont leur témoignage est la preuve irréfutable. <BR><BR>Malgré le mal, en dépit de l'ébranlement, le sage se tient droit et ne se plaint pas. Patocka, debout pendant 72 heures d'interrogatoire, et mourant exténué : Klibansky admira le courage de son ami, ne le plaint jamais, sachant qu'il ne se serait pas plaint lui-même. Cette force immense, je ne l'ai rencontrée que chez lui, et j'ai mis beaucoup de temps à comprendre qu'être un «très cher ami» de Raymond Klibansky, si cela devait dépasser la communauté d'écriture et la communauté politique, ce ne pouvait être certainement que sur ce registre, le plus profond et le plus silencieux, de l'amitié des témoins. <BR><BR>Comme Jan Patocka, il 
témoigne pour notre époque, pour notre société et notre pays, où il avait choisi de vivre depuis 1946, de la valeur infinie de notre liberté, mais surtout il rend témoignage au fait que cette liberté est d'abord sauvée par ceux qui, ayant connu la menace et le péril, ayant été ébranlés dans leur être, continuent d'écrire et d'agir sous le regard de leurs amis essentiels, de leurs amis les plus substantiels, ceux qu'une communauté d'expérience a conduits au même destin. [...] <BR><BR>Les entretiens autobiographiques de Raymond Klibansky avec Georges Leroux ont été publiés sous le titre Le Philosophe et la mémoire du siècle (Paris, Les Belles-Lettres, 1998; réédition Montréal, Boréal, 2000). Le film de l'ONF réalisé par Anne-Marie Tougas, Raymond Klibansky. De la philosophie à la vie, sera présenté aujourd'hui à 15h, à Télé-Québec. 
<BR><BR><BR><BR><BR></TT><BR><BR><TT>www.cercledemusicologie.com<BR>---Pour vous retirer de ce groupe, envoyez un courrier électronique à :  <BR>cercledemusicologie-unsubscribe@groupesyahoo.ca<BR><BR></TT><BR><BR><BR>
<HR width=500>
<B>Liens Yahoo! Groupes </B><BR>
<UL>
<LI>Pour consulter votre groupe en ligne, accédez à :<BR><A href="http://cf.groups.yahoo.com/group/cercledemusicologie/">http://cf.groups.yahoo.com/group/cercledemusicologie/</A><BR> 
<LI>Pour vous désincrire de ce groupe, envoyez un mail à :<BR><A href="mailto:cercledemusicologie-unsubscribe@groupesyahoo.ca?subject=Unsubscribe">cercledemusicologie-unsubscribe@groupesyahoo.ca</A><BR> 
<LI>L'utilisation de Yahoo! Groupes est soumise à l'acceptation des <A href="http://cf.docs.yahoo.com/info/utos.html">conditions d'utilisation</A>. </LI></UL><BR><BR></FONT></BLOCKQUOTE></div></html>